ENTRETIEN. Patrick Wotling, spécialiste du philosophe allemand, a bien voulu se faire l’interprète de l’auteur du Gai Savoir sur des thématiques qui agitent notre époque.
DI ANNA BONALUME
« Des pensées qui viennent sur des pattes de colombe mènent le monde », écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le monde actuel se caractérise par une complexité toujours croissante que nous peinons à décrypter, submergés par le torrent des images et le flux des opinions. Nietzsche, l’un des penseurs les plus critiques de son époque, peut-il nous aider à démêler les fils de la nôtre ? Le grand spécialiste du philosophe en France, Patrick Wotling, dont Nietzsche. La Conquête d’une pensée vient de paraître aux PUF, nous fournit, à la lumière de l’auteur allemand, un éclairage passionnant des enjeux contemporains.
Le Point : Comment Nietzsche aurait-il, selon vous, jugé l’affaire Ocean-Viking et la question de l’immigration dans notre société ?
Patrick Wotling : La question de l’immigration ne se pose pas à l’époque de Nietzsche. C’est plutôt la question inverse qui se pose, ce sont les Européens qui émigrent, particulièrement en Allemagne. De plus, Nietzsche n’est pas un penseur politique, on retrouve, chez lui, une dévalorisation de la politique comme gestion de la population. Il s’y intéresse selon le prisme de l’idéologie, mais à partir de la question des valeurs.
Pour Nietzsche, le problème de la culture correspond au problème des valeurs : des modes d’organisation de la vie. Les divergences politiques sont souvent assez superficielles parce qu’elles peuvent s’appuyer sur le même genre de valeurs, le même genre d’impératifs ou interdits qui constituent le socle d’une civilisation.
De ce fait, il ne serait pas très étonné du rapprochement actuel des opinions concernant l’immigration. Des oppositions idéologiques très marquées jusqu’aux années 1980-1990 ont fini par s’estomper à notre époque. Plus personne n’oserait dire que l’immigration n’est pas un problème. Ceci relève de la diffusion de la démagogie et de la banalisation du discours politique dans notre société.
Par rapport à la question de l’immigration, Nietzsche aurait dénoncé l’importance de plus en plus écrasante de la recherche du profit. S’il est loin d’être un gauchiste, sa critique de la société bourgeoise et de l’égoïsme des possédants est féroce. Je pense qu’il aurait été intéressé par les poches de résistance créées par certaines ONG ou par des individus comme dans le cas de l’Ocean-Viking [le navire humanitaire qui a accosté à Toulon le 11 novembre 2022 après trois semaines d’attente en Méditerranée et le refus de l’Italie de laisser entrer les 230 migrants à son bord, NDLR].
Nietzsche est toujours intéressé par les résistances des minorités. L’un de ses grands concepts est l’inactualité, à savoir la capacité à être la mauvaise conscience de son temps, être capable d’interroger ou de contester un courant majoritaire écrasant, qui fait l’unanimité.
Ces dernières années, nous assistons au retour d’un repli nationaliste en Europe. Comment Nietzsche aurait-il jugé cette tendance ?
Nietzsche s’opposerait durement aux nationalismes qui reviennent aujourd’hui à propos de l’immigration. Pour lui, le repli nationaliste est dangereux. Le nationalisme est un localisme, limité, aveugle à l’aspiration à l’unité que Nietzsche détecte en Europe dès son époque. Son expression se traduit dans la reprise des conflits entre États, comme le lui montre l’Allemagne.
Pour lui, les nations ne sont pas de véritables unités, ce sont des choses toujours trop jeunes et instables pour qu’on puisse les prendre au sérieux sur le long terme. Un État dure au mieux quelques siècles, bien moins que des valeurs.
La question de la réforme des retraites pose celle de la valeur du travail dans une société. Comment le philosophe aurait-il interprété cette question ?
La question des retraites ne se pose pas dans les mêmes termes à l’époque de Nietzsche. Il faut partir du rapport au travail. Il aurait critiqué, de façon générale, cette organisation moderne du travail très contrainte et étouffante. Il est particulièrement critique à l’égard de l’organisation économique du monde contemporain, c’est-à-dire de l’obligation de travailler pour tout le monde, que la vie et la survie soient subordonnées au travail.
Il est presque impossible de vivre en dehors des circuits économiques et sociaux, sauf à être un saint ou un ascète, mais le fait d’y entrer, en revanche, place immédiatement l’individu en position de faiblesse. Nietzsche utilise souvent l’image de l’esclave : il n’y a plus d’esclavage au sens littéral, pourtant, quand quelqu’un ne possède pas, pour lui, les deux tiers de sa journée, il peut être considéré comme un esclave.
Dans cette situation de dépendance généralisée, la vie de l’esprit, la capacité à penser une forme de vie épanouie, devient un objectif quasi impossible. Être maître de sa propre vie n’a jamais été courant, mais c’est devenu extrêmement difficile dans la société actuelle. Nietzsche sait de quoi il parle : il a vécu en marge, en menant une vie très modeste d’errance, pour accomplir la tâche qui lui tenait à cœur, pour que sa vie se réalise comme il le voulait.
Dans le report de l’âge de la retraite, Nietzsche aurait sans doute vu un pas de plus dans la logique qui prévaut depuis le XIXe siècle, celle d’un salariat généralisé, quasi universel, où le revenu oblige à la soumission dans des conditions presque serviles. Accepter de travailler aveuglément au service de l’État ou d’une entreprise privée, quelle que soit sa tâche, sans possibilité de se révolter, c’est l’opposé de la philosophie.
Nietzsche critique l’impérialisme de l’Allemagne de son époque. Comment aurait-il pensé le conflit entre la Russie et l’Ukraine ?
Nous sommes face à un conflit politique qui se traduit militairement. Or, Nietzsche dévalorise le politique, la véritable sphère déterminante étant celle des valeurs. À la fin de sa vie, il écrit des choses très virulentes contre Bismarck et l’Empire allemand, contre les aristocraties européennes encore au pouvoir. Il observe l’accroissement des antagonismes en Europe, les rivalités politiques de plus en plus agressives, qui n’apportent aucune idée nouvelle. Rien de plus illusoire que la lutte pour la puissance au sens politique, militaire, stratégique.
Je pense que, pour le conflit en Ukraine, Nietzsche dirait la même chose : la Russie joue le rôle que lui-même attribuait à l’Allemagne à la fin du XIXe siècle. Une surenchère d’aspiration à la domination, aucun souci des valeurs, aucune pensée nouvelle donc. Pour Nietzsche, l’objectif du philosophe est d’intensifier la vie, de servir l’humanité en médecin et de relier les peuples. Cela va à l’encontre d’une série de préjugés du grand public.
Nietzsche fait l’éloge des banquiers juifs : le monde de la finance présente au moins une vertu, celle de ne pas avoir de patrie ni de limitations nationales. Ce n’est pas un monde intégralement vertueux, mais Nietzsche voit, dans ces puissances bancaires, une force et une possibilité de relier les peuples, donc de dépasser les antagonismes nationaux.
Nietzsche entrevoit-il un moyen de dépasser les antagonismes nationaux ?
Il considère que le vrai philosophe, le véritable homme qui réfléchit est le sans-patrie, l’inactuel, le « bon Européen », celui qui est capable de faire preuve d’indépendance. Il s’agit de réfléchir à l’intensification de la vie pour construire une forme d’existence plus épanouie et plus saine, qui ne soit pas soumise aux antagonismes classiques de la politique. Nietzsche invente le terme de bon Européen, car il voit, à son époque, se dessiner une demande dans le monde intellectuel où l’on constate un dépassement, une volonté de rassemblement au niveau européen.
L’Europe de Nietzsche n’est pas exclusivement l’Europe économique qui a été construite, plus politique aujourd’hui, c’est une Europe de l’esprit. Dans le cas du conflit en Ukraine, on a une grande puissance classique, et face à elle une union porteuse d’autres valeurs, plus ouverte et propice à la possibilité d’expérimenter des formes de vie nouvelles. Que l’Ukraine soit attirée par cette Europe, Nietzsche s’en serait réjoui.