ENTRETIEN. Elle parle cru, de sexe, de genre, de Dali, de Mitterrand… La première des artistes modernes parle sans tabou des évolutions de la société.
DI ANNA BONALUME
Amanda Lear est l’une des dernières divas vivantes. Sa voix rauque a marqué l’histoire de la disco. Animatrice télé en Italie, à la RAI puis à Mediaset, pionnière sur plusieurs sujets de société, elle avoue avoir nourri l’ambiguïté autour de sa sexualité pour « vendre des disques ». Installée à Saint-Rémy-de-Provence depuis quarante ans, elle revient à Paris le temps de jouer un spectacle avec Michel Fau et d’assister au défilé de son copain de toujours, Jean Paul Gaultier. Tuberose, son dernier album, est une reprise inattendue de tubes de la chanson française. Première des artistes modernes, elle a transformé sa vie en œuvre d’art, comme son amant David Bowie, en brouillant le vrai et le faux. « Elle a su apporter le glamour, le mystère, la provocation, une arrogance intelligente, l’humeur », reconnaît Jean Paul Gaultier dans le documentaire Queen Lear. Pour l’actrice Macha Méril, « sa vie est une création, c’est un être de science-fiction, elle n’est pas une personne réelle, comme le sont les grandes stars ». Autour d’un cappuccino et de chocolats noirs, elle nous a reçus au bar de l’Hôtel Meurice, où sa vie a croisé celle de Salvador Dali.
Le Point : Pourquoi nous avoir donné rendez-vous au Meurice ?
Amanda Lear : J’y ai passé ma jeunesse, tous les soirs je venais dans ce bar avec Dali, il prenait sa tisane. Quand j’étais étudiante aux Beaux-Arts de Paris et sans argent, je logeais dans un petit hôtel pas cher de Saint-Germain-des-Prés, La Louisiane, on y rencontrait Juliette Gréco. Quand j’ai commencé à chanter, à avoir une carte American Express, je me suis installée au 3e étage du Meurice. Salvador Dali était furieux, il m’a dit : « Je ne peux pas dormir si vous êtes dans le même hôtel que moi, à l’étage au-dessous, cela m’angoisse. » Et moi j’ai répondu : « Ça va ! C’est moi qui paie ! Je vais dans l’hôtel que je veux. »
Vous avez commencé comme étudiante aux Beaux-Arts. Que représente la peinture ?
C’est mon premier grand amour ! Je serai peintre jusqu’à ma mort, je ne suis pas chanteuse. C’est ma thérapie, la chose qui me maintient en équilibre. Avec la peinture, je n’ai pas besoin d’aller chez le psychanalyste, mes collègues vont toutes chez le psychanalyste !
Avez-vous réalisé votre rêve d’enfant ?
Mon rêve était de devenir célèbre. Peut-être un assassin, une actrice de Hollywood, je savais qu’un jour, je serais une célébrité. Aujourd’hui, je me rends compte qu’être célèbre ne sert à rien sinon à draguer les hommes. Mais cela ne paie pas le loyer.
Croyez-vous en l’enfer ?
Non. On y est déjà ! Cela ne pourrait être pire, notre mort sera forcément mieux ! Or pour le moment, c’est l’enfer, une lutte continue pour survivre, être en bonne santé, travailler, avoir de l’argent. Toutes ces frustrations, ces déceptions, c’est l’enfer !
La nouvelle génération aime les femmes plus âgées.
Que cherchez-vous chez un homme ?
La fidélité. C’est presque impossible mais c’est tellement merveilleux. Et la loyauté. J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie, j’ai rencontré des garçons magnifiques, mais maintenant la boutique est fermée. Cela continue un peu, car il y a une nouvelle génération qui est plutôt gérontophile. Ils aiment les femmes plus âgées, et cela est nouveau. Avant, quand une femme arrivait à 40 ans elle avait terminé sa vie, comme un yaourt périmé. Cette date limite est toujours repoussée. Maintenant, vous voyez Jane Fonda ou Tina Turner, des femmes qui ont plus de 80 ans, extraordinaires ! Et les jeunes gens découvrent que ces femmes-là leur apportent leur intelligence, leur tendresse.
Que trouvez-vous chez ces hommes beaucoup plus jeunes qui vous accompagnent ?
Ils ont une certaine naïveté, c’est facile de leur montrer le monde qui les fascine. Et j’ai peut-être besoin de cela pour me convaincre que je peux encore servir à quelque chose. Les Américains ont invité le mot « cougar », parce qu’ils ne connaissent pas les romans… Bel-Ami, Chéri, cela a toujours existé.
Des rumeurs sur votre sexualité ont contribué à votre succès, vous avez entretenu le doute sur votre sexualité. Les fake news ont-elles été une aubaine pour vous ?
Aujourd’hui on est envahi par les fake news, mais à l’époque elles n’étaient pas nombreuses. Maintenant, c’est fini. Hier, j’étais au défilé [de Jean Paul Gaultier, NDLR], et tout le monde était déguisé. Il y a quarante ans, la vie sexuelle, le « ni homme ni femme » intriguaient beaucoup, on commençait à découvrir tout cela, mais cette rumeur m’a servi. À l’époque, toutes les belles filles mannequins étaient chanteuses, dès qu’une fille était jolie elle pouvait lancer un disque ! Du coup, il n’était pas facile de sortir du lot. Plus on parlait d’Amanda Lear, plus les journaux sortaient des scoops sur ma sexualité. J’ai appris cela de Salvador Dali : l’âme du business c’est la publicité !
Dali avait 70 ans, mauvaise haleine, des dents pourries, mais je n’avais jamais rencontré un homme si fascinant.
Dali vous a confié : « La femme peintre est tout juste bonne à barbouiller des fleurs et des enfants qui pleurent ! Aucune femme n’a jamais peint la chapelle Sixtine ! » Qu’est-ce qui vous a plu chez lui ?
Physiquement, c’était un débat, je sortais avec des jeunes guitaristes, tandis que lui, il avait 70 ans, mauvaise haleine, des dents pourries, mais je n’avais jamais rencontré un homme si fascinant, il m’emmenait déjeuner chez Lasserre. Une fois, à la fin du repas, il m’a récité un poème de Garcia Lorca. On ne m’avait jamais fait cela ! On oubliait qu’il était vieux. Il ne m’a jamais raconté deux fois la même histoire ! Il me parlait de son époque, des surréalistes, de Hitchcock, Frank Sinatra. J’étais sous le charme !
Pourquoi avoir affirmé́ que votre histoire avec David Bowie était une erreur ?
C’était un malentendu. Marianne Faithfull me l’a présenté à Londres, il avait la grippe. Il avait les cheveux tout rouges, il était pâle, des dents pas terribles, mais il était fascinant. Il m’a dit qu’il était tombé amoureux de moi et je lui ai répondu « non, tu es tombé amoureux de ma photo ! ». Il m’avait vue sur la couverture de l’album des Roxy Music. C’était l’image de l’idéal de femme dominatrice, hitchcockienne, mais je n’étais pas comme ça. Bowie n’avait pas fini l’école, il lui manquait la culture et l’éducation, mais je lui ai parlé de cinéma allemand, de Fritz Lang, de Metropolis, et il voulait tout voir, il achetait des livres, on avait un rapport intellectuel et sexuel. Il a été aussi mon premier contact avec le business, car il m’a dit : « Amanda, il faut chanter ! » Il m’a mis sous contrat, il me payait des cours de chant, de danse, mon loyer. J’ai attendu deux ans et je demandais à son manager « et moi ? », mais il me répondait : « Après, après… » Puis Bowie s’est drogué et je suis partie. Je lui dois cet élan du début.
Vous avez essayé des ménages à trois avec Dali, puis avec Bowie. Est-ce qu’à trois c’est mieux qu’à deux ?
Personne ne vous dit d’être mariés au début ! Leurs femmes n’étaient pas jalouses, ou alors elles le cachaient bien. Moi je suis très jalouse ! Elles me disaient : « Mon mari est heureux avec toi, je suis contente pour lui ! Je veux que mon mari soit heureux ! » Gala, la femme de Dali, m’avait dit : « Cela fait cinquante ans que je suis mariée avec lui, il veut sortir avec vous ? Bon débarras ! Vous l’emmènerez au Lido, au cinéma, moi je vais au théâtre. » Elle jouait le jeu.
On comprend que les rencontres avec des personnalités ont été importantes pour votre carrière…
Les rencontres avec Dali, Bowie, Fellini, Berlusconi ont été le fruit du hasard. Mais cela continue. L’autre jour, j’étais assise au Café de Flore, j’ai vu un type assis tout seul, habillé simplement, c’était Tim Burton. Le destin. Plus les gens sont célèbres et importants, plus ils sont simples. Quand j’ai joué la pièce avec Michel Fau, Brigitte et Emmanuel Macron sont venus me voir, ensuite ils m’ont invitée à dîner, ils ont été très gentils. Alors qu’aujourd’hui, vous avez de petites vedettes, des influenceuses sur TikTok, qui se la jouent.
Avant Macron, vous avez rencontré Mitterrand…
il m’a écrit une lettre pour me rencontrer au moment où Berlusconi a lancé La Cinq en France. J’ai téléphoné à Jack Lang et il m’a dit : « Allez-y Amanda, Mitterrand est un homme très cultivé, très charmant. » Je n’avais jamais rencontré un président de la République, je ne savais pas comment m’habiller, il fallait porter une robe, un chapeau ? J’appelle ma copine Françoise Sagan, qui me dit : « Vas-y comme tu es. Pense à porter une culotte propre, on ne sait jamais ! » Je me retrouve assise seule face à lui. On parle de télévision et d’autres choses. À la sortie, des journalistes m’ont demandé ce qui s’était passé, mais il ne s’était rien passé. Ils m’ont interrogée : « Mais s’il vous avait proposé quelque chose ? » Et moi j’ai répondu : « Dans ce cas, on ferme les yeux et on pense à la république ! »
Vous avez été pionnière sur des questions concernant la sexualité, le statut LGBT. Que pensez-vous des évolutions de la société ?
On fait marche arrière sur tous les acquis, comme l’avortement. On croyait avoir évolué, on est en train de revenir en arrière, au temps où tout était interdit. Je parle comme une vieille, mais j’ai connu une époque très libertaire. Tout cela n’était pas interdit, on ne mettait même pas la ceinture dans la voiture, on pouvait fumer dans l’avion, on faisait l’amour et on n’était pas obligés de se protéger, il n’y avait pas le terrorisme. J’ai de la peine pour les jeunes, ils sont obligés de faire attention, d’avoir peur.
Cinq ans ont passé depuis l’affaire Weinstein. Que pensez-vous du mouvement #MeToo ?
Je suis contente que les gens osent en parler, car tout le monde savait depuis longtemps que dans le show-business cela se passait ainsi, mais personne n’a rien dit. Mais pourquoi a-t-on attendu si longtemps ? Pourquoi une fille dit « il y a quarante ans, il m’a mis la main au cul » ? Je ne comprends pas ! Si quelqu’un me met la main au cul, je vais ce soir même voir la police ! Cela me choque un peu que cela sorte après tant d’années, comme en politique avec l’affaire du député Coquerel.
On discute beaucoup de la disjonction entre sexe et genre. Qu’est-ce que l’identité́ ?
C’est simplement un mot. Nous sommes des êtres humains. Le genre est une manière d’emprisonner les gens dans une catégorie. Vous êtes hétérosexuels, homosexuels, bisexuels, transsexuels, je m’en fous. On est tous des êtres humains ! Je crois que ces catégories vont disparaître, pour laisser la place au mot « sexuels ». Mais ce processus va être long !
Qu’est-ce que le sexe ?
C’est de l’hygiène, comme manger un bon repas. C’est se faire plaisir, un plaisir éphémère. Je n’y vois pas de dimension spirituelle, ou de communion entre deux êtres. C’est le fait de passer un bon moment et si on peut s’en passer, encore mieux !
Les femmes ont-elles obtenu une meilleure place dans la société́ ?
Salvador Dali, qui était un peu visionnaire, me disait toujours : « Vous verrez, Amanda, dans quelques années, on ira vers une société de matriarcat ! Ce sont les femmes qui vont dominer, prendre la place. » Je pense que cela va peut-être arriver, mais il faut éviter la revanche. Or là, vous avez des femmes agressives, qui voudraient presque tuer des hommes. Mais l’égalité est évidemment souhaitable. Les femmes peuvent être plus réfléchies, plus calmes que les hommes lorsqu’il s’agit de prendre des décisions politiques importantes. Il y a des hommes très sanguins qui déclenchent une guerre bien trop facilement.
Que pensez-vous de la nouvelle Première ministre ?
Elle a su tenir tête à l’Assemblée ! Les députés de La France insoumise et Mélenchon se sont montrés plutôt mal élevés, ils l’ont attaquée, insultée. On savait très bien que cela allait se passer comme ça, mais elle n’a pas perdu son sang-froid. Elle n’a pas fait comme en Italie en réagissant par un « vaffanculo », « je vous emmerde tous ». C’est difficile pour une femme en politique, car on vous juge sur votre habillement, votre physique. On n’emploie pas les mêmes propos sexistes envers les hommes !