L’écrivain italien, dont la Mitteleuropa est la patrie, ressent douloureusement le conflit en Ukraine. Il a mal à l’Europe et se confie sur son trouble.
DI ANNA BONALUME
« Je ressens maintenant la grande difficulté de mettre ce qui se passe aujourd’hui dans le monde dans mon cœur ou sur mon épaule, et d’aller de l’avant. » C’est un Claudio Magris inquiet, angoissé par moments, qui se confie au Point. À 83 ans, le célèbre intellectuel originaire de Trieste, auteur de l’un des livres majeurs sur l’Europe, Danube, spécialiste de la littérature de la Mitteleuropa – terme indiquant l’environnement et la culture des territoires austro-hongrois –, vient de publier Temps courbe à Krems (Gallimard), un recueil de récits sur la vieillesse.
Le Point : Danube est un livre de voyage à travers l’Europe centrale : autour de ce fleuve s’articule une possible coexistence entre les peuples, par un entrelacement d’histoires, de cultures et de frontières. Que ressentez-vous aujourd’hui face au conflit ukrainien ?
Claudio Magris : C’est difficile de répondre. Je considère les pays de la Mitteleuropa comme mes pays. J’ai vécu la période difficile des changements des pays de l’Est, notamment dans la Roumanie de Ceausescu, à l’époque un pays totalitaire et pauvre. Cependant, on pouvait deviner un tremblement qui menait vers le changement. On avait l’impression d’être à la veille d’un changement positif. J’ai voyagé avec une Fiat roumaine tout au long du Danube, je dormais chez les paysans. Il y avait des problèmes, bien sûr, mais je ne percevais pas un sentiment de désespoir, car c’était encore un monde en tension vers l’avenir. Si quelqu’un il y a huit ans m’avait annoncé ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, la possibilité d’une quatrième guerre mondiale, je dis bien quatrième parce que la troisième a été celle perdue par le bloc communiste, une guerre qui a produit de manière indirecte 45 millions de morts, par guerres interposées en Asie, en Afrique… Les dernières années ont provoqué un étrange cocktail de progrès technologique et scientifique et d’incroyable régression politique.
Face au conflit en Ukraine, pensez-vous que le nouvel intérêt que l’Europe manifeste aujourd’hui pour la protection des pays de l’Est, avec la possibilité de les intégrer au projet de l’Union européenne, est un intérêt éphémère ?
Il y a un péché originel dans l’Union européenne. Il est impensable de pouvoir parler d’une entité politique, et pas seulement historique et géographique, lorsque les pays n’ont pas la même Constitution. C’est une chose de dire qu’il doit y avoir des lois de pêche différentes en Norvège ou à Trieste, mais il n’est pas pensable qu’un État européen puisse avoir des fondements constitutionnels différents d’un autre, et décider potentiellement un jour, par exemple, que les femmes ne peuvent plus aller à l’école ! Je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui un État européen, car les différences sont telles que tout est purement formel. J’ai été un européiste très convaincu, j’y crois profondément. C’est une chose de s’intéresser au destin d’autres peuples, d’autres États, en ce sens, on peut parler de fraternité, mais on ne peut pas parler d’un État européen tant qu’il n’y a pas une Constitution dont les fondements sont les mêmes pour tous. Les fondements, je veux dire, pas l’horaire où l’on peut aller au cinéma.
D’abord, la pandémie avec une paralysie du temps, puis la guerre en Ukraine avec une soudaine accélération du temps. Peut-on dire que ces deux événements ont réveillé l’Europe ?
Ils ont réveillé un esprit européen de grande préoccupation commune, né de la nécessité de toucher à certaines choses plus concrètes, comme la pandémie, sans parler de la guerre. D’un côté, il y avait un sens de proximité, de l’autre, un certain éloignement. Au début de la pandémie, un écrivain a fait remarquer qu’il avait étrangement perdu l’envie d’écrire et de lire, qu’il restait chez lui toute la journée parce qu’il ne pouvait rien faire d’autre. Cela m’est également arrivé. Au début, la pandémie avait une composante presque hypnotique.
L’article de Kundera Un Occident kidnappé (1983) est un plaidoyer pour la défense de l’Europe centrale, qui, par sa tradition culturelle, appartient tout entière et depuis toujours à l’Occident. Mais aussi une accusation, car l’Europe ne semblait pas consciente de la tragédie de ce foyer de « petites nations », de leur disparition. Vous sentez-vous en affinité avec cette lecture de Kundera ?
Pour moi, la Mitteleuropa, ce monde multinational, est ma patrie. Cela me rappelle la définition de l’Autrichien donnée par Musil : c’est un Austro-Hongrois sans le Hongrois. Un jour, il y a environ deux ans, alors que j’étais confiné, j’ai regardé un reportage de la télévision italienne réalisé à Varsovie, sur la vieille place, celle que les nazis avaient complètement détruite et qui a été reconstruite telle qu’elle était après la guerre. Ce soir-là, en Pologne, la place était pleine de manifestants brandissant des drapeaux nazis, des croix gammées. C’est le monde à l’envers pour moi ! Une autre fois, je suis allé à Gdansk où ils ont construit un musée de la renaissance de Solidarnosc. J’étais avec le directeur dans ce lieu symbole de la lutte pour la libération. Lorsqu’il m’a accompagné à la sortie, il m’a confié : « Et tout ça pour rien. » Oui, car, déjà à cette époque, il était en train de s’installer un déni de ce pour quoi il s’était battu. Qu’il puisse y avoir une telle régression en Pologne, cela m’inquiète beaucoup.
Pourrait-on dire que, d’une certaine manière, l’Europe a abandonné l’Europe de l’Est à son sort, la laissant aux mains du régime communiste ?
C’était certainement le cas. Ensuite, affirmer que des années de communisme ont produit en réaction une forme d’anticommunisme qui a conduit au nazisme est trop simple. Il aurait certainement été possible de faire davantage pendant les années où la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Roumanie étaient sous le régime communiste. Mais, malheureusement, maintenant, les pires nationalistes, les pires racistes viennent aussi de ces pays que j’aime le plus, je me sens comme Kundera. Les livres que j’aime et que j’ai essayé de transmettre appartiennent tous à ce monde, et ce que le directeur a dit à Gdansk est terrible.
Dans Danube, vous écrivez que « Ionesco trouve ses racines dans le monde dadaïste roumain ». La culture, ce qui a réellement relié l’Est à l’Ouest, est-elle en déclin ?
Si l’on entend par culture le courant éthico-politique dominant, la vision du monde, oui. Ce qui était autrefois la culture arrivait à se faire entendre à travers mille difficultés et courageusement. Ensuite, certainement l’Occident aurait pu faire plus, mais malheureusement aujourd’hui nous sommes confrontés à des pays habités par le retour d’une atmosphère ancienne.
Aujourd’hui, en quoi consiste la culture européenne ?
Je crois que les tissus longs perdurent, mais certainement, métaphoriquement parlant, l’Europe souffre d’un Covid spirituel, dans ces attitudes et dans ces tendances politiques inquiétantes.
Dans Voyage infini, vous écrivez : « Il n’y a pas de voyage sans franchir de frontières. […] Franchir les frontières ; les aimer aussi parce qu’elles définissent une réalité, une individualité, elles lui donnent une forme, la sauvant ainsi de l’indistinct – mais sans les idolâtrer, sans en faire des idoles qui exigent des sacrifices de sang. » Cela semble avoir été écrit aujourd’hui…
Je pense qu’il y a des frontières politiques, mais aussi des frontières sociales. Les frontières sont changeantes. Pensez aux relations de travail, les frontières sont concrètes, entre les pauvres et les riches. Ils influencent notre façon de vivre et de penser, dans le rejet ou l’acceptation de ceux qui ont un statut social différent. Pensez aux frontières qui ont également été tracées entre un quartier et un autre dans une même ville depuis que le monde du travail a changé. Il suffit de penser aux travailleurs ubérisés qui sont payés un euro par commande, qui ne peuvent pas négocier leurs conditions de travail avec leur patron. Le monde a changé.
Que signifie vieillir pour vous ?
J’ai l’impression de moins comprendre le monde que je ne le faisais ou je ne pensais le faire quand j’étais jeune. Ensuite, j’ai le sentiment que les choses qui avaient une valeur dans ma vie ne passent pas. Avoir été amoureux signifie être amoureux, je porte tout avec moi. Je ressens maintenant la grande difficulté de mettre ce qui se passe aujourd’hui dans le monde dans mon cœur ou sur mon épaule, et d’aller de l’avant. Je vis dans un monde très différent, ce monde dans lequel tout semble passer à une vitesse incroyable me fait me sentir étranger et dépaysé. Tout comme je me sens étranger au monde numérique, surtout dans ses composantes extrêmes. Mais j’arrive tout de même à me débrouiller.