Dans la ville sicilienne, le procès de Matteo Salvini tourne au grand spectacle, avec écrans géants et stands de soutien à l’ex-ministre de l’Intérieur.
Par Anna Bonalume (à Catane)
Ce samedi matin de bonne heure, l’avocate et sénatrice Giulia Bongiorno a monté les marches du tribunal de Catane avec son client, l’ex-ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, accusé d’enlèvement. Elle est sortie quelques heures plus tard du même tribunal en fauteuil roulant et s’est présentée ainsi à la conférence de presse, sur le port de Catane, qui a suivi l’audience, au côté d’un Salvini habillé, comme on le voit rarement, en costume cravate. La conséquence d’une rixe entre l’accusation et la défense ? On pensait assister à une séquence de film, une comédie à l’italienne. La réalité serait moins drôle que la fiction. Selon Salvini, pendant l’audience à huis clos, un morceau de marbre se serait détaché d’un mur pour s’écraser sur un pied de l’avocate, secourue par les urgences. Une scène quelque peu grotesque qui amplifie l’écho de ce procès événement politique.
Ceci n’est pourtant pas le seul élément curieux du procès. Les décisions du gouvernement à l’égard des actes de Salvini ont changé en peu de temps. Le 12 février 2020, le Sénat a voté l’autorisation permettant de juger le sénateur Matteo Salvini, autrement protégé par l’immunité parlementaire, pour enlèvement dans l’affaire du navire Gregoretti. Un an avant, le 20 mars, le même Sénat avait rejeté l’autorisation de le poursuivre alors qu’il était ministre, accusé d’enlèvement aggravé dans une affaire similaire, celui du navire Diciotti. Sur la base de ce revirement, Salvini tempête depuis des mois que cette décision a donné lieu à « un procès politique » de la part du gouvernement.
Le précédent Berlusconi
« Indécent » : c’est ainsi que Massimo Cacciari, célèbre philosophe italien et ex-maire de Venise, a qualifié le choix du gouvernement de voter pour le jugement contre Salvini pour deux affaires différentes : d’abord pour le cas Open Arms, pour lequel Salvini pourrait être entendu au cours d’un autre procès la semaine prochaine, et ensuite pour le cas Gregoretti. « Ce sont les magistrats qui détermineront si les règles du droit international ont été violées » explique-t-il. Il critique l’attitude du gouvernement : « L’hypocrisie de Conte [président du Conseil italien, NDLR] et des anciens alliés du gouvernement M5S est indécente car eux aussi ont approuvé la décision. »
Salvini est accusé d’avoir abusé de ses pouvoirs en privant de leurs libertés les 131 migrants bloqués à bord du Gregoretti pendant cinq jours avant d’être débarqués à Augusta. Cacciari ne partage aucune des positions politiques de Matteo Salvini, mais reconnaît que Salvini n’a pas pris cette décision seul. Cet aspect constitue également l’un des éléments de défense transcrits dans le mémoire de Salvini déposé auprès des juges. Sa ligne de défense ? À bord du Gregoretti, deux passeurs ont été arrêtés après le débarquement, les migrants sont restés sur le bateau sans danger et avec le maximum d’assistance, seulement le temps nécessaire pour convenir avec les autres pays européens de leur transfert. Et tout cela avec la pleine participation du gouvernement italien : il souligne le rôle décisif du ministère des Transports dans l’attribution d’un port sûr.
Il faut remonter à 1992 pour se souvenir d’un procès mettant en cause un ministre. Interrogé par Le Point, Cacciari rappelle qu’il s’agit du procès Tangentopoli, où des ministres démocrates chrétiens figuraient sur le banc des accusés. L’ex-président du Conseil Silvio Berlusconi a lui aussi été l’objet de nombreux procès pour des opérations fiscales ou de corruption, terminés pour la plupart sans condamnation définitive, mais jamais en tant que ministre.
Arène politique
Le procès du 3 octobre a été exploité comme une tribune politique par Salvini. Vendredi soir, la veille du procès, il était attendu au port de Catane pour un grand entretien public, énième événement prévu dans le cadre des journées de débats en son soutien organisées par la Ligue. Il avait auparavant alterné des rencontres avec les citoyens dans les villages de Sicile avec des participations à des émissions télévisées. Tout événement est diffusé et multiplié par les comptes Facebook, Twitter et Instagram du sénateur.
La place Borsellino (du nom du magistrat italien assassiné, symbole de la lutte contre la mafia) est devenue une grande arène politique : une scène, trois grands écrans, des stands. La place n’est néanmoins pas remplie comme prévu. Sont présents des militants et sympathisants des quatre coins de l’Italie, de Sicile, de Sardaigne, mais aussi de Ligurie, venus pour soutenir Salvini et passer quelques jours au soleil. Les cadres, députés et sénateurs de la Ligue se sont également succédé durant ces trois jours.
L’entretien public se déroule selon les codes des talk-shows et des animations des « villages vacances ». À l’entrée sont distribués des masques anti-Covid de couleur jaune ou bleue, les nouvelles couleurs du parti ayant remplacé le vert de la Ligue du Nord, ceints du logo de la Ligue. Tout comme des énormes drapeaux et des tee-shirts et panneaux barrés du même slogan « Jugez-moi aussi ! ». Alessandro Morelli, député et ami milanais de Salvini, chauffe de la scène le public et lui donne des indications pour la photo qui sera postée sur les réseaux sociaux : « Plus haut, plus haut, les drapeaux, levez les drapeaux, les tee-shirts aussi ! Forza ! Qui n’a pas de drapeau lève les panneaux. » Puis il salue une participante au micro : « Salut, Sara ! » et s’écrie : « Ceci n’était qu’un test ! Je vous remercie ! Maintenant va arriver notre Matteo. » Le public applaudit.
Écraser Greta Thunberg
Maria Giovanna Maglie, la journaliste choisie pour interviewer Salvini, a plusieurs fois affirmé son soutien au leader de la Ligue et déclaré qu’elle souhaiterait écraser Greta Thunberg avec sa voiture. Avant de monter sur scène, Salvini se dit tranquille : « En général, le vendredi soir, comme tous les pères divorcés, je passe la soirée avec mes enfants, à cette heure-ci d’habitude je suis en train de préparer une côtelette ou je regarde les dessins animés. » Il ajoute : « Je ne pense pas que cela se passe souvent pour un citoyen normal, bien sous tous rapports, d’aller au tribunal en tant qu’accusé risquant 15 ans de prison. »
Pendant la conversation avec la journaliste s’affiche sur l’écran un grand drapeau italien avec le slogan en bleu : « D’abord les Italiens. Un défi de liberté. » Entre une question et l’autre sont diffusées de courtes vidéos où l’on voit Matteo Salvini en meeting ou au Parlement, alors qu’il exige au mois de février la quarantaine pour tous ceux revenant de Chine. Ces images sont accompagnées d’une musique tonitruante qui évoque un film d’action. Matteo Salvini souligne sa fierté d’avoir bloqué le débarquement des migrants sauvés dans la Méditerranée. « Même le ministre français défend les frontières de son pays, mais il n’est pas jugé pour cela », affirme-t-il.
Le jour du procès, Catane ensoleillée grouille de monde. Sur le grand marché de la place Carlo-Alberto, parfums, masques anti-Covid et légumes sont proposés à quelques euros par des vendeurs chantant la qualité de leurs produits. Parallèlement, la tension monte parmi les journalistes et politiques témoins ou protagonistes de l’événement. Très tôt Salvini poste une photo en compagnie de ses alliés de droite Giorgia Meloni, leader du parti Frères d’Italie, et Antonio Tajani, président adjoint de Forza Italia et du Parti populaire européen, qui lui affichent leur soutien. Ils figurent, unis pour l’occasion, sur une terrasse, souriant sous le soleil. Le groupe « Jeunesse nationale », mouvement jeune de Frères d’Italie et d’Alliance nationale, forces d’extrême droite, attend Giorgia Meloni au centre-ville. Ils brandissent des panneaux en soutien à Salvini avec ce slogan : « La défense des frontières est sacro-sainte. » À 300 mètres du tribunal, place Trento, se déroule en même temps la manifestation du réseau « Jamais avec Salvini » à l’occasion de laquelle deux drapeaux sont brûlés, l’un de la Ligue et l’autre du Parti démocrate.
Le soutien de Marine Le Pen
L’audience préliminaire se déroule à huis clos. À son terme, l’avocate d’une des parties civiles, Daniela Ciancimino, annonce aux journalistes les conclusions. Le parquet a de nouveau demandé, comme il l’avait fait lors de la première phase de la procédure, de classer l’affaire sans suite. À la demande des avocats du leader de la Ligue et des parties civiles, le juge Nunzio Sarpietro a autorisé un renvoi de l’audience préliminaire afin d’entendre le président du Conseil, les ministres de l’Intérieur Lamorgese et des Affaires étrangère Di Maio et les anciens ministres Trenta et Toninelli. L’audition du président Conte a été fixée au 20 novembre à Catane dans le bunker de la prison de Bicocca. Celles de Di Maio et Lamorgese pour le 4 décembre. Salvini a commenté : « Je suis satisfait, je n’ai pas agi seul. Mais Conte et les ministres sont innocents comme moi. »
À la fin de cette matinée tourmentée, Marine Le Pen, restée étrangement silencieuse jusque-là, affiche son soutien à Matteo Salvini : « Tout mon soutien et celui du RN à notre allié et ami @matteosalvinimi. Traîner un dirigeant politique devant les tribunaux pour avoir empêché la submersion migratoire est une honte absolue ! MLP #iostoconSalvini ». En Sicile comme ailleurs en Europe, les leaders populistes européens espèrent regagner un peu d’audience grâce au procès de Salvini…
Magazine Le Point
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