Pour la première fois depuis 1947, le tournoi de Roland-Garros ne s’est pas tenu au printemps – il se joue à partir de dimanche. La pandémie a interrompu pendant plusieurs mois le tennis professionnel et révélé les nombreuses faiblesses d’un sport toujours ultra-médiatisé mais en fait menacé de déclin. Dissensions entre joueurs et instances dirigeantes, public vieillissant, désintérêt des nouveaux médias : le tennis est contraint à l’aggiornamento, et vite.
Le 8 mars, le tournoi Indian Wells est officiellement annulé. Le circuit professionnel n’échappe pas à la pétrification du monde imposée par la propagation du Covid-19. À quelque chose malheur est bon, la pandémie accélère la prise de conscience de tous les maux dont souffrait ce sport autrefois élitiste, naguère populaire, et aujourd’hui en sérieuse perte de vitesse. Reporté à cause de la crise sanitaire, Roland-Garros s’ouvrira dimanche dans un Paris à nouveau en pleine zone rouge , sur le qui-vive face à la multiplication des clusters liés aux réunions en grand nombre. Tôt ou tard, le monde du tennis devra tirer les leçons de ce traumatisme sans précédent.
Des joueurs pénalisés financièrement
La pandémie a au moins eu cet aspect positif pour les athlètes, qui sillonnent la planète onze mois par an en temps normal : leur permettre de souffler. Comme le confie Caroline Garcia, victorieuse en double à Roland-Garros en 2016 : « Ca fait du bien de couper un peu du tennis, de savoir que pendant deux mois tu vas être au même endroit, sans compétition, avec moins de stress, parce que sinon c’est un stress permanent. » La joueuse française a pu s’entraîner pendant le confinement à Majorque, dans l’académie de Rafael Nadal, mais tout le monde n’a pas eu cette opportunité.
Richard Gasquet, lui, n’a quasiment pas joué pendant trois mois : « J’ai essayé de travailler ma condition physique et j’ai rejoué au mois de juillet. Quand tu as 33-34 ans, pour retrouver l’intensité du haut niveau, il ne faut pas trop s’arrêter. »
Le problème fondamental est d’ordre financier. Si les joueurs les mieux classés ont pu économiser suffisamment durant leur carrière pour faire face à cette pause forcée, les autres se sont retrouvés démunis. Ils ne sont pas salariés, leurs revenus proviennent de leurs gains en tournois et, pour les meilleurs, du sponsoring.
Les joueurs en deçà du Top 100 n’ont pas un euro de côté
Patrick Mouratoglou, entraîneur de Serena Williams, assure que « les joueurs en deçà du Top 100 n’ont pas un euro de côté. La situation était catastrophique pour eux ». Cette période a selon lui révélé l’aberration du système : « Quand 80 % des richesses sont gagnées par les trois meilleurs du monde, il y a une exagération, il faut trouver des solutions. Que le 150e mondial ne gagne pas sa vie, c’est absolument anormal, il y a quand même un peu d’argent dans le tennis, ce n’est pas du kayak ! »
En termes de sponsoring, Nicolas Lamperin, agent de Gaël Monfils et de Kristina Mladenovic, estime que la situation « va se tendre énormément pour les joueurs de second rang car en période de crise ce sont les budgets marketing et sponsoring qui sont coupés en premier ».
Union sacrée des instances gouvernantes
Les instances gouvernantes du tennis ont collaboré, comme rarement auparavant, ce qui ne fut pas tâche facile, puisque le tennis professionnel est complètement fragmenté. L’ATP, la WTA, L’ITF, les tournois du Grand Chelem et les fédérations nationales, tous ont leur mot à dire.
Mais la crise a constitué un électrochoc. L’Italien Andrea Gaudenzi, récemment élu président de l’ATP, estime que celle-ci a « lancé une très bonne collaboration avec les Grand Chelem, nous discutons pratiquement toutes les semaines ». Parmi les sujets les plus brûlants : un nouveau calendrier des tournois, un protocole sanitaire et un fonds de soutien aux joueurs.
Bernard Giudicelli, président de la FFT et vice-président de l’ITF, témoigne de cette nouvelle solidarité entre autorités tennistiques : « Le Covid a mis tout le monde d’accord. Nous avons d’abord contribué à hauteur de 1 million d’euros au fonds de soutien de l’ATP et de la WTA. Et nous avons mis en place pour le tennis français un plan de relance de 35 millions d’euros. » Concernant le protocole sanitaire : « Nous avons créé un collège scientifique et élaboré un protocole, dont l’idée a été reprise par l’ATP et la WTA. »
Le ministère des Sports s’est mobilisé rapidement : « L’Etat a accompagné au maximum les associations, les clubs professionnels comme amateurs. À date, 3 milliards d’euros d’aides ont été déjà consacrés au sport », souligne la ministre Roxana Maracineanu, qui a organisé des points très réguliers avec la FFT pour l’organisation de Roland-Garros.

Difficile d’assurer la sécurité sanitaire
Les professionnels sont évidemment soumis à un protocole très strict. Petra Martic, demi-finaliste au tournoi de Palerme, le premier tournoi de reprise, assure que « cela va prendre du temps de s’adapter à toutes ces mesures, mais au moins je me sens en sécurité ». Certains se font moins bien que d’autres au nouveau contexte.
À l’US Open, l’expérience de la bulle dite « hermétique » a été parfois mal vécue. Caroline Garcia témoigne : « Une fois qu’on est entré dans la bulle on n’en sort plus. Les deux premiers tests ont lieu à deux jours d’intervalle et après, c’est tous les quatre jours. L’hôtel n’est que pour nous, ils ont aménagé un espace sur le parking pour qu’on puisse sortir prendre l’air, mais c’est vraiment limité. On prend le bus pour aller au club, pour s’entraîner, pour faire les matchs. » Les déplacements des joueurs sont tracés par GPS. Cela dit, certains membres du personnel des hôtels ou du staff du tournoi ne sont pas astreints aux mêmes règles et la bulle n’est pas imperméable au virus.
Le 30 août, Benoît Paire, connu aussi pour ses colères et ses nombreuses raquettes cassées sur les courts, a été contrôlé positif : il est immédiatement placé en quarantaine et doit se retirer du tournoi. Les joueurs français qui l’ont côtoyé sont mis à l’isolement puis finalement autorisés à disputer leurs matchs. Une fois éliminés, ils seront assignés à l’hôtel pendant une semaine. Pas facile.
Du côté du moral, on peut toutefois espérer que le retour du public fera du bien aux joueurs. Roland-Garros sera le premier tournoi depuis la reprise du circuit à accueillir des spectateurs, même s’ils sont moins nombreux qu’en temps normal : réduite de moitié initialement, à 11 500 spectateurs par jour, la jauge autorisée a encore été ramenée à 1.000 face à la progression du virus. « C’est très bizarre de jouer dans ces conditions. On est content de voir du public à Roland-Garros, ça va changer énormément les choses », escompte néanmoins Richard Gasquet. Les travées vides de l’US Open avaient quelque chose de glaçant.
L’incident Djokovic
Novak Djokovic a fait l’objet de vives critiques pour avoir mis en place, fin juin, l’Adria Tour, série d’exhibitions à but caritatif dans les pays de l’ex-Yougoslavie. Les mesures de distanciation ne sont pas respectées, les joueurs célèbrent leurs retrouvailles en boîte de nuit. Résultat : cinq d’entre eux testés positifs, dont Djokovic lui-même, qui fait acte de contrition, mais trop tard.

Kevin Anderson, vice-président du conseil des joueurs de l’ATP, tempête encore : « Tout l’événement a été complètement irresponsable. » Une leçon, selon lui, pour les joueurs impliqués qui « peuvent comprendre pourquoi, maintenant que le circuit a repris, nous avons besoin de faire autant attention et de prendre toutes ces précautions ».
Le crédit du Serbe, déjà entamé par ses prises de position anti-vaccin en plein coeur de la pandémie, s’amenuise encore. Lui qui souhaite s’affirmer tant sur le plan sportif (il chasse les records de Federer et Nadal en Grand Chelem) que politique au sein des instances de gouvernance, est contraint de faire profil bas pendant deux mois.
À la veille de l’US Open, il annonce brutalement sa démission du conseil des joueurs de l’ATP et la création d’un syndicat indépendant . Ses griefs : un manque de communication avec les instances dirigeantes et une redistribution trop faible aux joueurs des revenus engrangés par les tournois. Probablement perturbé par toutes ces considérations extra-sportives, il perd ses nerfs en quart de finale de l’épreuve et, à la suite d’un geste d’énervement, blesse involontairement une juge de ligne. Il est disqualifié, alors que le titre lui tendait les bras. À lui seul, vu son classement et l’envergure de son jeu, il illustre le désarroi de la profession.
Accroître la taille du gâteau
Jusqu’à cette année, le tennis pouvait se rassurer en se voyant quatrième sport le plus populaire au monde, avec 87 millions de pratiquants et 2,2 milliards de dollars de revenus annuels (entre la billetterie, les sponsors et les droits). Mais en temps de crise, d’autres chiffres se font plus mordants : le tennis ne représente que 1,3 % des droits télé et médias de l’ensemble des sports. Les instances dirigeantes jugent plus urgent de contrer la concurrence des autres sports et de l’industrie du divertissement que de céder aux revendications pécuniaires des joueurs et des joueuses.

Selon Andrea Gaudenzi, la question de la redistribution des gains est secondaire. Ancien joueur, passé par l’industrie de la musique, il veut d’abord accroître le gâteau global avant de distribuer de plus grosses parts : « Chaque joueur individuellement a des arguments à faire valoir. Mais une instance gouvernante doit prendre des décisions difficiles pour le bien collectif. On ne peut pas se concentrer sur les détails. Mon ambition est d’amener le tennis à un autre niveau. Quand je vois que le golf génère trois fois plus d’argent que le tennis, ça me fait mal. Ce qui est fondamental, c’est le positionnement de notre sport dans le monde digital face aux autres piliers de l’industrie du divertissement : le cinéma, la musique, le jeu vidéo. »
Patrick Mouratoglou rappelle de son côté que « la situation actuelle du Covid montre à quel point le gâteau est trop petit. En fait, tous les tournois sont en perte, dès qu’il n’y a plus de billetterie, c’est terminé, ils perdent tous de l’argent ».
L’initiative de Djokovic ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les professionnels du circuit : Federer et Nadal estiment que l’heure n’est pas à la division. Jo-Wilfried Tsonga rappelle que « l’ATP est déjà une union. Le vrai problème, c’est qu’il y a une union des joueurs, qui est l’ATP, et il y a l’ITF. Aujourd’hui, ces deux entités-là ont beaucoup de mal à travailler ensemble ».
La situation semble toutefois en passe d’évoluer. et les instances elles-mêmes se sont modernisées. L’ATP et la WTA ont suspendu une journée du tournoi de Cincinnati – délocalisé à New York pour raisons sanitaires – pour protester contre l’injustice raciale aux Etats-Unis, après les tirs policiers dans le dos de Jacob Blake. Cette décision historique marque un changement de mentalité. L’initiative, lancée par la joueuse Naomi Osaka , nouvelle star de la discipline, montre que l’impact du mouvement Black Lives Matter s’étend jusque sur les courts, qui ne peuvent plus vivre en circuit clos, ignorants des bruits du monde.

Besoin de changements structurels
Une volonté partagée de préserver l’aura du tennis a fait émerger, ou réémerger, durant la crise sanitaire, un certain nombre d’idées. Notamment : une fusion des circuits ATP et WTA. Micky Lawler, présidente de la WTA, estime que «la pression du Covid est une opportunité pour essayer d’éviter tout ce qui est duplication, travailler vraiment ensemble». Pour Andrea Gaudenzi, le plus important est de « mettre en commun les droits télévisuels. C’est de cette façon que nous pourrons devenir plus forts, en travaillant sur le point d’accès à notre sport pour les fans ».
Même si les gains de l’ATP ont quintuplé en trente ans, l’avenir du jeu semble incertain. Beaucoup craignent qu’après la retraite imminente de Federer, Nadal et Djokovic, dont les affrontements dantesques ont constitué la locomotive du sport depuis plus de dix ans, le tennis ne perde de son attrait. D’abord auprès des spectateurs, dont la moyenne d’âge ne fait qu’augmenter, ensuite auprès des sponsors. D’où le besoin de changements profonds.
Nouveau comptage des points, plus de temps de jeu, plus de suspens : voilà ce que propose l’entraîneur de Serena Williams. Les deux tournois de l’Ultimate Tennis Showdown (UTS) qu’il a organisés dans son académie de Sophia-Antipolis ont été un véritable succès auprès des joueurs.
Yannick (Noah) avait dit qu’aller chercher la serviette entre chaque point, ce n’est pas possible, on ne vient pas regarder un match de tennis pour voir un gars s’essuyer
« L’UTS a revu le format en se fondant non sur le point de vue du tennisman, mais sur celui du fan », affirme Patrick Mouratoglou, pour qui le tennis a du mal à suivre les évolutions de la société. « L’offre est complètement décalée par rapport à la manière contemporaine de consommer des gens, qui préfèrent des formats de plus en plus courts. Or le tennis est non seulement un format potentiellement long, mais aussi extrêmement lent dans son action. Le jeu effectif représente entre le 8 et 15 % du temps de diffusion, pendant les autres 85 %, on voit des gens faire des routines, marcher, il ne se passe absolument rien », constate-t-il.
Pour Jo-Wilfried Tsonga, le jeu pourrait s’accélérer : « Yannick (Noah) avait dit qu’aller chercher la serviette entre chaque point, ce n’est pas possible, on ne vient pas regarder un match de tennis pour voir un gars s’essuyer. » Nicolas Lamperin observe que si les plus jeunes peinent à suivre un match de cinq sets sur cinq heures à la télévision, « ils ont un téléphone portable ou une tablette en permanence entre les mains et ils veulent voir des ‘highlights’, des vidéos courtes et les partager entre eux ».
L’initiative de l’UTS est aussi née d’un autre constat : le jeu actuel est trop stéréotypé et policé. Francesca Schiavone, vainqueur de Roland-Garros il y a dix ans, dont les émotions affichées comme la versatilité du jeu ont fait le bonheur des spectateurs du Central, regrette le temps où « il y avait Amélie, Graf, Sabatini, Navratilova ; on observait alors beaucoup de diversité ». À l’heure actuelle, on déplore à l’inverse une certaine uniformité.
Elle veut rester optimiste, toutefois : « Viendront toujours ces deux ou trois joueuses qui introduiront un tennis légèrement différent, poussant les autres à s’améliorer. Une joueuse de la prochaine génération viendra, je la trouverai et l’enverrai à Paris. » On l’attend avec impatience.
Par Anna Bonalume et Alexandre Choiselat