Ses affiches publicitaires souvent choquantes pour Benetton lui ont valu une notoriété mondiale. Aujourd’hui fâché avec son mécène, ce virtuose de la communication s’est trouvé un nouveau combat, à 78 ans : barrer la route en Italie à Matteo Salvini et aux populistes.
Eternel provocateur, Oliviero Toscani est l’un des plus célèbres photographes italiens. Quelques semaines avant que l’épidémie de Covid-19 ne plonge l’Italie dans la tragédie et le confinement, son mariage tourmenté avec Benetton, la marque italienne de vêtements – et principal gérant des autoroutes dans la péninsule – venait de connaître son énième rebondissement. En février, l’entrepreneur avait décidé de rompre une nouvelle fois avec son créateur fétiche, pour avoir tenu des propos jugés désinvoltes sur l’écroulement, à l’été 2018, du pont de Gènes dont le groupe est gestionnaire. Depuis le photographe, toujours aussi infatigable à 78 ans, a lancé un projet ambitieux d’autoportraits confinés (interdit de dire « selfie » !) Une partie de ces clichés a été publiée par le quotidien La Repubblica. Jamais à une contradiction près, Toscani a également démarré des cours de photographie en ligne sur Instagram «car tout le monde prend des photographies, mais personne ne sait les faire ». Auparavant, dans son style tranchant, il avait pourtant qualifié la plate-forme d’« outil criminel », auquel les gens accèdent pour « se faire gazer le cerveau ». Le photographe amoureux de son métier ne fait pas toujours bon ménage avec le communicant provocateur qui a fait sa renommée.
Ce qui rend d’ailleurs souvent ambivalents les jugements de ceux qui ont l’occasion de travailler avec lui. Le musicien Peter Gabriel a expliqué que leur collaboration était « une expérience chimique, dangereuse, controversée ». Photographe et publicitaire comme Oliviero, qui plus est de la même génération, Jean-Paul Goude s’est dit jaloux de lui et de son « brillant sourire assassin » à la Vittorio Gassman. Mathieu Kassovitz pense qu’« il est l’un des rares artistes qui arrivent à se faire payer par des grandes compagnies pour imposer sa vision artistique et politique du monde ».
Plusieurs entreprises ont fait appel à sa créativité pour réaliser leurs campagnes publicitaires, comme Chanel, Fiorucci ou Toyota. Celle consacrée à la marque de jeans Jésus, en 1973, a marqué l’histoire de la publicité, et ferait hurler à l’ère MeToo : un gros plan de fesses féminines en jean couvertes du slogan « Qui m’aime, me suive ». Mais c’est bien sûr ses presque vingt années passées, entre 1982 et 2000, comme directeur artistique de United Colors of Benetton, fondé en 1965 par le vénitien Luciano Benetton, qui lui ont acquis une célébrité planétaire, et sulfureuse. Certaines de ses campagnes les plus emblématiques se voulaient de véritables gestes politiques dénonçant, à coups d’images chocs et de slogans choquants, la peine de mort, l’anorexie, la violence contre les femmes, ou la dégradation du paysage italien…PUBBLICITÀ
Révéler les talents cachés
Aujourd’hui derrière son bureau de Casale Marittimo, en Toscane, où il était alors encore confiné, trône une photo grand format d’Andy Warhol, l’un des premiers maîtres dont il s’est inspiré dans sa jeunesse. Sa vitalité d’adolescent est contagieuse. Est-ce que la crise du coronavirus a changé son rapport à la mort ? « Non, cela me fait rire, cela me fait toujours rire ! Je suis immortel jusqu’au jour où cela ne sera plus le cas », lâche ce barbu jovial, qui cite Bob Dylan avec un grand sourire : « Seulement les hommes morts sont libres » Le confinement a été pour lui un moment privilégié d’observation de l’être humain. Il remarque que pendant la crise sanitaire « l’humanité s’oriente en priorité sur la base de deux chiffres : le nombre de morts et le PIB ». Et de conclure :« L’humanité se résume à la peur de mourir et à la peur de ne pas avoir assez de sous. Le reste semble avoir moins d’importance. » Ce contestataire dans l’âme s’en prend aux dirigeants économiques : « Les diplômés de l’université Bocconi de Milan [la plus prestigieuse université d’économie italienne, NDLR] devraient d’abord faire deux ans d’histoire de l’art pour apprendre à simplement regarder » Pour Toscani le virus a dévoilé que « le partage entre riches et pauvres est encore plus net et marqué qu’on ne le croit ».
Les centaines de clichés de confinement reçus pour son projet ont achevé de le convaincre qu’il y avait beaucoup de talent gâché chez les non-photographes, car « la plupart des gens exercent des emplois qu’ils n’aiment pas, ils gâchent leur vie juste pour gagner de l’argent, payer leurs factures et répondre à une boulimie consumériste ». C’est pour aider à révéler ces talents cachés que, dès 1986, Oliveiro Toscani a créé la Fabrica, un centre de recherche pour la communication et la photographie, financé par Benetton, qu’il a dirigé jusqu’à la rupture avec son mécène. À la Fabrica il a réalisé plusieurs campagnes publicitaires : « C’était de la recherche expérimentale, nous n’avons jamais fait appel à des agences de publicité. »
Dans le nord de l’Italie, à Trévise, à quelques kilomètres de Venise, en pleine campagne, se profile le bâtiment de ce campus photographique, au style simple et épuré en accord avec l’un des slogans du photographe : « Less is more ». Sa construction a été confiée à l’architecte japonais Tadao Andō, son premier travail réalisé en Europe, avant qu’il n’y devienne l’un des architectes de référence, sollicité par Giorgio Armani ou Karl Lagerfeld et, plus récemment, pour la transformation en musée de la Bourse du commerce de Paris par François Pinault. Des étudiants y sont venus du monde entier pour réaliser des projets artistiques et publicitaires. Le Maestro leur offrait, outre ses conseils et son apprentissage, tout le matériel et l’espace nécessaires à leurs oeuvres. Voilà pour le côté artiste.
Un regard politique
En ce moment, c’est plus le communicant Toscani qui est de retour. En la personne du leader de la Ligue, Matteo Salvini, il s’est trouvé un adversaire à sa mesure, avec lequel il partage la même stratégie de provocation. Pour émerger comme le politique le plus connu d’Italie sur les réseaux sociaux, Salvini a exploité un mécanisme de « disruption » communicative, à travers la publication d’images de nourriture, de moments intimes du quotidien, d’attaques directes contre ses adversaires (dont le Pape et le président de la République), d’invitations à éradiquer les campements de Roms à la pelleteuse, ou d’appels à « botter le cul des journalistes ». Le photographe l’a pris à partie de manière très directe, quitte à s’attirer quelques problèmes.
En 2014, lors d’une émission, il lui avait été demandé de donner un titre à une célèbre photo parue en couverture du journal italien populaire Oggi : Salvini y figurait au lit, sous des couvertures, vêtu seulement d’une cravate verte. Et Toscani de commenter : « Mon grand-père, un antifasciste, me disait toujours que Mussolini était le dictateur des idiots. À cause du régime fasciste, pendant vingt ans il n’a pas pu travailler », poursuivant : « Alors je me suis rappelé la phrase de mon grand-père, et en voyant un homme politique nu avec une cravate dans son lit, j’ai pensé : ‘Salvini fait des p… aux idiots’. Salvini a demandé 800 000 euros de dommages et intérêts, la justice en a exigé finalement 8 000. Presque un encouragement pour le photographe : « Pour 8 000 euros, je suis heureux d’avoir dit ce que je pense. L’argent sert justement à ceci : à avoir la liberté d’expression. C’est une liberté un peu spéciale, bien sûr. Si vous ne voulez pas l’eau du robinet, mais de l’eau minérale, vous devez la payer. Il faut payer pour toutes les choses spéciales. En fait, insulter Salvini coûte comme une Fiat Panda d’occasion ! »
Contrairement à de nombreux commentateurs, cet habitué des polémiques n’est pas impressionné par la la « Bête », la machine de guerre numérique mise en place par le leader populiste milanais. Selon lui, la seule façon de s’opposer aux partis dits populistes est un retour à la sobriété. Il y a quelque mois il s’exprimait en termes élogieux à propos des « Sardines », ce mouvement civil initié à Bologne par quatre jeunes Italiens et qui a contribué à l’échec de Salvini lors des dernières élections en Emilie-Romagne. Toscani confiait alors : « ils constituent une présence dérangeante. Si j’étais Salvini, je serais très troublé par leur style, et surtout par leur succès. »PUBBLICITÀ
Peuvent-ils provoquer des changements politiques ? À ses yeux, en tout cas, ils ont beaucoup plus d’avenir que le mouvement 5 étoiles, fondé par le comédien italien Beppe Grillo : « À la différence du slogan ‘Vaffanculo’ [Va-te faire foutre, NDLR], une insulte adressée à la casta, les sardines ne sont pas vulgaires. » Cette vulgarité, dont il a lui-même souvent été accusé, mais qui lui a toujours fait détester l’ère berlusconienne : « Tout a commencé avec Berlusconi, il a ruiné l’Italie, martèle-t-il, la décadence italienne a commencé avec lui. Sa télévision, son mauvais goût, sa vulgarité. Berlusconi a fait perdre à l’Italie sa moralité, sa propre dignité. Nous sommes devenus le pays du ‘Bunga bunga’. » Mais Toscani n’est pas plus tendre pour les gouvernants actuels : « Notre bureaucratie, notre politique, nos incompétents au pouvoir nous font devenir le dernier pays d’Europe, celui qui a le PIB le plus faible » Le confinement rend sombre le regard des photographes.