La fatwa de l’ayatollah Khomeyni contre l’auteur des « Versets sataniques » a transformé la vie de l’écrivain en cauchemar et fait oublier les qualités de ce roman comme celles du reste de son œuvre, souligne, dans une tribune au « Monde », la philosophe Anna Bonalume.
On pourrait croire une représentation d’une pièce de Shakespeare. Un homme entre en scène et y poignarde un autre sans que ce dernier ait le temps de réagir. Nous ne sommes pas au théâtre, mais dans une grande salle de conférences de l’Etat de New York, la Chautauqua Institution. La victime de ce geste est Salman Rushdie, l’un des plus grands écrivains contemporains, marqué par une fatwa prononcée par l’ayatollah Khomeyni en 1989.
Cette sentence de mort lancée contre l’auteur des Versets sataniques, ouvrage considéré comme blasphématoire, n’a, depuis, jamais été rétractée. Une fatwa est un fantôme au pouvoir cependant très concret de réduire l’auteur britanno-américain à une ombre, sous protection policière, et son livre à une malédiction.Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Le romancier Salman Rushdie, cible d’une fatwa depuis 33 ans, victime d’une attaque au couteauAjouter à vos sélections
Par cette fatwa, en 1989, la violence religieuse pénètre l’Occident de manière bruyante, inaugurant une époque de menaces et d’attentats. La guerre contre le pouvoir de la fantaisie et de la liberté d’expression illustre alors des contours géopolitiques majeurs. Ne pouvant atteindre Rushdie lui-même, les islamistes se sont tournés vers ses collaborateurs littéraires. En 1991, son traducteur japonais a été tué, son traducteur italien poignardé et, deux ans plus tard, son éditeur norvégien abattu.
Embarras généralisé
Pas plus tard qu’en 2016, 40 organisations médiatiques publiques en Iran se sont regroupées pour réunir 600 000 dollars afin d’augmenter la prime sur la tête de l’écrivain, aujourd’hui de 3 millions. Abbas Salehi, le vice-ministre de la culture et de l’orientation islamique de l’époque, a déclaré : « La fatwa de l’imam Khomeyni est un décret religieux et elle ne perdra jamais son pouvoir ni ne s’éteindra. » Entre-temps, les attentats contre Charlie et Samuel Paty se sont insérés dans le socle ouvert par cette fatwa.
Dans ce conflit ouvert, un voile d’ambiguïté a caractérisé l’attitude britannique à l’égard de son célèbre ressortissant. Déjà en 1992, l’élan de solidarité à son égard s’était éteint. Les autorités anglaises, tout comme celles d’autres Etats occidentaux, étaient embarrassées par l’affaire Rushdie, sur fond de tentative de rétablissement d’une relation diplomatique avec l’Iran. Parmi les plus acharnés contempteurs de l’écrivain se comptaient l’archevêque de Canterbury et celui de New York, ainsi que le grand rabbin d’Angleterre. Le chanteur Cat Stevens invita à brûler l’auteur. Cet embarras généralisé n’épargne pas l’Académie du Nobel, qui attend vingt-sept ans pour condamner officiellement la fatwa, le 24 mars 2016.
A côté de cela, la menace autour du livre a contribué pendant longtemps à éloigner tout commentaire littéraire capable de restituer à l’œuvre sa richesse. L’écrivain Laurent Binet souligne comment Les Versets sataniques constituait « une splendide réécriture du Maître et Marguerite », de Boulgakov, et montrait « sa filiation avec le réalisme magique de Gabriel Garcia Marquez ». Mais plus récemment, en 2019, Sean O’Grady, rédacteur en chef adjoint du quotidien britannique The Independent, écrivait : « Le livre stupide et enfantin de Rushdie devrait être interdit en vertu de la législation anti-haine d’aujourd’hui. Il ne vaut pas mieux qu’un graffiti raciste sur un arrêt de bus. Je ne l’aurais pas chez moi, par respect pour les musulmans et par mépris pour Rushdie, et parce qu’il semble assez ennuyeux. Je serais plutôt enclin à le brûler, en fait. »
Le prix du sang
Face à l’atroce agression subie par l’auteur des Enfants de minuit, capable de jouer avec les mythes et les allégories, et qui confiait l’impact profond d’Alice au pays des merveilles sur sa vie, il serait temps de s’interroger sur l’action politico-culturelle des pays démocratiques. Ceux-ci souhaitent-ils aujourd’hui clairement s’identifier « comme asile pour les écrivains et autres artistes en exil et comme foyer pour la liberté d’expression créative », comme le suggère le titre de la conférence que Rushdie n’a jamais pu donner ?
Nous savons déjà que parmi les commentaires à venir, un certain nombre imputeront à l’auteur une part de responsabilité dans ce qui est devenu sa vie depuis plus de trente ans. Nous nous rappellerons que ce qu’incarne Rushdie, c’est la liberté d’expression face à l’islamisme et aux fondamentalismes et qu’il la paya à plusieurs titres.
Au prix de sa propre liberté : en plus de sa sentence de mort, la fatwa le condamna à une forme d’enfermement, cette protection policière permanente qui finit par faire jaser outre-Manche et dont il finit par se départir, bravant sa condamnation. « Je suis muselé et emprisonné », « Je ne peux même pas parler. Je veux taper dans un ballon de football dans un parc avec mon fils. Une vie ordinaire, banale : mon rêve impossible », écrit-il dans son roman autobiographique Joseph Anton. Au prix de son œuvre, l’affaire des Versets phagocytant, comme nous l’avons dit, tout le talent qu’il a pu manifester par ailleurs. Et, finalement, au prix de son sang.